Dans
les textes ultérieurs, ces jugements se confirment. L'homme politique,
mais également l'esthète amateur d'architecture gothique, est heurté
par le télégraphe, triste machine, " grand insecte noir " parce qu'il
dénature la beauté d'un monument, le charme d'un paysage ou parce qu'il
trouble la profondeur d'un sentiment.
En juin 1836, on annonce par voie du télégraphe Chappe l'attentat d'Allibaud
contre Louis-Philippe. Hugo l'apprend au moment où il voyage en Normandie
et en Bretagne en compagnie de J. Drouet. Sa visite du Mont Saint-Michel
lui laisse un souvenir détestable :
" A l'extérieur, le Mont Saint-Michel apparaît ... comme
une chose sublime, une pyramide merveilleuse... Pour couronner le tout,
au faîte de la pyramide, à la place où resplendissait
la statue colossale dorée de l'archange, on voit se tourmenter
quatre bâtons noirs. C'est le télégraphe. Là
où s'était posée une pensée du ciel, le
misérable tortillement des affaires de ce monde ! C'est triste.
"
Voyages
en France et en Belgique , 1834-1837, (Extraits cités
par G. De Saint Denis, op.cit.)
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Après
le Mont Saint-Michel, on visite Avranches où " ...autrefois,
il y avait trois clochers, maintenant il y a trois télégraphes
qui se content réciproquement leurs commérages. Or les
bavardages d'un télégraphe font un médiocre effet
dans le paysage. "
Voyages
en France et en Belgique , 1834-1837, (Extraits cités
par G. De Saint Denis, op.cit.)
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Deux
ans plus tard, il voyage encore, toujours accompagnée de Juliette, en
direction de l'est cette fois-ci. Ses pas le mènent sur les traces de
la " fuite à Varennes " de Louis XVI et de vestiges impériaux carolingiens
ou napoléoniens. Il rencontre ainsi, à plusieurs reprises, le télégraphe
:
"A
deux lieues de Châlons, sur la route de Sainte-Menehould, dans
un endroit où il n'y a que des plaines, des chaumes à
perte de vue et des arbres poudreux de la route, une chose magique vous
apparaît tout à coup. C'est l'abbaye de Notre-Dame-de-l'Epine.
Il y a là une vraie flèche du quinzième siècle,
ouvrée comme une dentelle et admirable, quoique accostée
d'un télégraphe, qu'elle regarde, il est vrai, fort dédaigneusement,
en grande dame qu'elle est.
C'est une surprise étrange de voir s'épanouir superbement
dans les champs, qui nourrissent à peine quelques coquelicots
étiolés, cette splendide fleur de l'architecture gothique.
J'ai passé deux heures dans cette église ; j'ai rôdé
tout autour par un vent terrible qui faisait distinctement vaciller
les clochetons. (...)
J'ai continué ma route. Une lieue plus loin, nous traversions
un village dont s'était la fête avec une musique des plus
acides. En sortant du village, j'ai avisé au haut d'une colline
une chétive masure blanche, sur le toit de laquelle gesticulait
une façon de grand insecte noir. C'était un télégraphe
qui causait amicalement avec Notre-Dame-de-l'Epine (.. )"
Le Rhin , 1842, in "Oeuvres complètes de Victor
Hugo", Ed. Ollendorf, 1906.
Le voyage se poursuit vers Les Islettes dont le télégraphe
Chappe est perché sur une colline à 251 m d'altitude :
"Avant d'arriver au gros bourg de Clermont, on parcourt une admirable
vallée où se rencontrent les frontières de la Marne
et de la Meuse. La descente dans cette vallée est magique (...)
Un vaste cirque de collines, au milieu d'un beau village presque italien,
tant les toits sont plats, à droite et à gauche plusieurs
autres villages sur les croupes boisées, des clochers dans la
brume qui révèlent autres hameaux cachés dans les
plis de la vallée comme dans une robe de velours vert, d'immenses
prairies où paissent de grands troupeaux de bœufs, à travers
tout cela, une jolie rivière vive qui passe joyeusement. J'ai
mis une heure à traverser cette vallée. Pendant ce temps
là, un télégraphe qui est au bout a figuré
les trois signes que voici :
Tandis
que cette machine faisait cela, les arbres bruissaient, l'eau courait,
les troupeaux mugissaient et bêlaient, le soleil rayonnait en
plein ciel, et moi je comparais l'homme à Dieu".
Le
Rhin ,
1842,
in "Oeuvres complètes de Victor Hugo", Ed. Ollendorf, 1906.
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En
1843, nouveau voyage - retour à l'enfance - en direction des Pyrénées
cette fois-ci. A Bordeaux, il visite le caveau des momies dans la crypte
de la tour de l'église Saint-Michel :
" Je venais de sortir de l'église.., je regardais le campanile qui est
à côté de l'église et que surmonte un télégraphe... Je ne sais comment
il me revint à l'esprit qu'en ce moment-là même, au haut de cette tour
Saint-Michel, à deux cent pieds sur ma tête, au-dessus de ces spectres
qui échangent dans la nuit je ne sais quelles communications mystérieuses,
un télégraphe, pauvre machine de bois menée par une ficelle, s'agitait
dans la nuée, et jetait l'un après l'autre à travers l'espace, dans
la langue mystérieuse qu'il a lui aussi toutes ces choses imperceptibles
qui demain seront dans le journal... "
Cité par A. Jamaux, " Les dessins de Victor Hugo et le
télégraphe Chappe ", in Colloque de la FNARH, Bordeaux, 1985.
Comme on le voit, l'animosité de l'amateur d'art gothique envers le
télégraphe s'est considérablement atténuée, à moins que les préoccupations
politiques et mondaines ouvrent désormais de nouvelles perspectives
au futur Pair de France ?
En 1853, Hugo, écrit " Les Châtiments ". On y trouve les vers suivants
:
" L'hymen des nations s'accomplit. Passions,
Intérêts, mœurs et lois, les révolutions
Par qui le cœur humain germe et change de formes.
Paris, Londres, New-York, les continents énormes
Ont pour lien un fil qui tremble au fond des mers.
Une force inconnue, empruntée aux éclairs,
Mêle au courant des flots le courant des idées. "
" Les Châtiments ", 1853, in "Oeuvres complètes, Poésie
II", (Ed. Robert Laffont, 1985), cité par Guy De Saint Denis (op. cit.
auquel cet article doit beaucoup).
Désormais, Hugo voit de l'intérêt et de l'avenir dans le télégraphe.
Mais il est vrai que l'homme politique est désormais proscrit, exilé
à Jersey puis à Guernesey, et que le télégraphe dont il s'agit est le
télégraphe Morse dont un câble sous-marin vient d'être inauguré le 31
décembre 1851 entre Calais et Douvres !
(1) Concernant l'attitude du poète envers les
"Trois Glorieuses", on pourra lire le poème intitulé
"Hymne" ainsi que divers commentaires historiques la concernant
sur le site "Le
coin du poète".