Victor HUGO : du "maudit télégraphe"
au "grand insecte noir"

 
Hugo jeune


 
Si notre poète national mérite la place d'honneur au Panthéon de la littérature, il en est de même pour le sujet qui nous préoccupe puisque Victor HUGO est le premier grand écrivain à avoir rédigé un texte concernant le télégraphe, et c'est également celui qui en a entrevu le mieux les différentes facettes.
La première apparition du télégraphe dans la littérature date de 1819, et c'est chronologiquement, le deuxième poème dans l'abondante production de l'auteur. Hugo a 17 ans et il rédige un ensemble de 198 vers intitulé " Le télégraphe " :
" Ce maudit télégraphe enfin va-t-il cesser
D'importuner mes yeux qu'il commence à lasser ?
Là, devant ma lucarne ! il est bien ridicule
Qu'on place un télégraphe auprès de ma cellule !
Il s'élève, il s'abaisse... et mon esprit distrait
Dans ces vains mouvements cherche quelque secret..."
Le télégraphe,1819,in " Œuvres complètes, Poésie I ", (Ed. Robert Laffont, 1985)

Le télégraphe ainsi évoqué est celui de l'église Saint-Sulpice, dont il trouvait le style architectural détestable et qu'il voyait fonctionner depuis sa chambre," ma cellule ", qu'il habita pendant plus de trois ans :
"... le télégraphe est étroitement associé à une pension et à une église détestées. Par une réaction que les psychologues appellent un transfert, Victor Hugo n'aurait-il pas reporté sur le pauvre télégraphe qui n'en peut mais l'antipathie qu'il ressentait pour une pension-prison et un art décadent ? "

G. De Saint Denis, Victor Hugo et le télégraphe Chappe , in Revue des PTT de France, 1981.

Hugo a, en effet, le style de Saint-Sulpice en horreur :
" Saint-Sulpice: des volutes, des nœuds de rubans, des nuages, des vermicelles et des chicorées, le tout en pierre ".
Notre Dame de Paris, L.III,2, 1831 (Ed. Gallimard, 1966)

Par opposition, il trouverait le télégraphe qui défigure l'édifice religieux, presque sympathique :
"Les tours Saint-Sulpice sont deux grosses clarinettes et c'est une forme comme une autre ; le télégraphe tortu et grimaçant fait un aimable accident sur leur toiture ".
Notre Dame de Paris, op.cit.

Pourquoi alors ce " maudit télégraphe " l'importune-t-il autant ? Les éléments de réponse se situent à la suite du poème, lorsqu'il apostrophe la machine :

"Toi qui seul, de nos jours, pus, toujours agissant,
Servir tous les forfaits et rester innocent,
Discret avant-coureur de l'indiscrète histoire,
Télégraphe, où sont-ils les beaux jours de ta gloire?
(...)Grâce à toi, bien souvent, dans ce brillant PARIS,
Un pompeux Te Deum fut l'écho de leurs cris.
Bien souvent ... mais pourquoi rappeler tes mensonges ?
Le temps a d'Attila dissipé les vains songes ;
(...)D'autres fois tu répands, chez vingt peuples surpris,
Qu'une sombre terreur agite nos esprits,
Qu'il existe un complot (...) "
Le télégraphe, op.cit.
Saint Sulpice

On l'aura compris : le télégraphe est le vecteur des mauvaises nouvelles, des faux espoirs, le messager innocent qu'on aimerait ne pas voir et qui n'apporte que "mensonges", "agitation", "terreur" même.
 
" Télégraphe ! ô quel coup pour son cœur affligé !
Hélas ! le lendemain ton langage est changé.
" Le trône est sans appui ; la charte électorale
Répand dans vingt cités le trouble et le scandale (...)
Poursuis, cher télégraphe, agite tes grands bras ;
Semblable à ce baron, fameux par son fatras,
Qui grattant son cerveau, l'œil en pleurs, le teint blême,
Annonce un grand secret, qu'il ne sait pas lui même."
Le télégraphe, op.cit.

Si le télégraphe ici invoqué est le messager qui colporte informations et rumeurs, c'est aussi le prétexte à la " Satire ", mot dont l'œuvre est le sous-titre.
Le jeune politique s'exerce ici au règlement de compte avec " le Corse ", " Attila " des temps modernes dont le règne est terminé, avec les barons, ministres et notables profondément méprisés pour leur incompétence et leur manque de soutien à la monarchie restaurée ...
Dans le dernier paragraphe, la machine aux " grands bras " devient le " cher télégraphe " et regagne en sympathie parce que, somme toute, ce n'est qu'un instrument simple d'esprit , même s'il véhicule quelque " grand secret ... ". (1)

 
Hugo âgé


 
Dans les textes ultérieurs, ces jugements se confirment. L'homme politique, mais également l'esthète amateur d'architecture gothique, est heurté par le télégraphe, triste machine, " grand insecte noir " parce qu'il dénature la beauté d'un monument, le charme d'un paysage ou parce qu'il trouble la profondeur d'un sentiment.

En juin 1836, on annonce par voie du télégraphe Chappe l'attentat d'Allibaud contre Louis-Philippe. Hugo l'apprend au moment où il voyage en Normandie et en Bretagne en compagnie de J. Drouet. Sa visite du Mont Saint-Michel lui laisse un souvenir détestable :
" A l'extérieur, le Mont Saint-Michel apparaît ... comme une chose sublime, une pyramide merveilleuse... Pour couronner le tout, au faîte de la pyramide, à la place où resplendissait la statue colossale dorée de l'archange, on voit se tourmenter quatre bâtons noirs. C'est le télégraphe. Là où s'était posée une pensée du ciel, le misérable tortillement des affaires de ce monde ! C'est triste. "
Voyages en France et en Belgique , 1834-1837, (Extraits cités par G. De Saint Denis, op.cit.)

Après le Mont Saint-Michel, on visite Avranches où " ...autrefois, il y avait trois clochers, maintenant il y a trois télégraphes qui se content réciproquement leurs commérages. Or les bavardages d'un télégraphe font un médiocre effet dans le paysage. "
Voyages en France et en Belgique , 1834-1837, (Extraits cités par G. De Saint Denis, op.cit.)

Deux ans plus tard, il voyage encore, toujours accompagnée de Juliette, en direction de l'est cette fois-ci. Ses pas le mènent sur les traces de la " fuite à Varennes " de Louis XVI et de vestiges impériaux carolingiens ou napoléoniens. Il rencontre ainsi, à plusieurs reprises, le télégraphe :

Notre Dame de l'Epine"A deux lieues de Châlons, sur la route de Sainte-Menehould, dans un endroit où il n'y a que des plaines, des chaumes à perte de vue et des arbres poudreux de la route, une chose magique vous apparaît tout à coup. C'est l'abbaye de Notre-Dame-de-l'Epine. Il y a là une vraie flèche du quinzième siècle, ouvrée comme une dentelle et admirable, quoique accostée d'un télégraphe, qu'elle regarde, il est vrai, fort dédaigneusement, en grande dame qu'elle est.
C'est une surprise étrange de voir s'épanouir superbement dans les champs, qui nourrissent à peine quelques coquelicots étiolés, cette splendide fleur de l'architecture gothique. J'ai passé deux heures dans cette église ; j'ai rôdé tout autour par un vent terrible qui faisait distinctement vaciller les clochetons. (...)
J'ai continué ma route. Une lieue plus loin, nous traversions un village dont s'était la fête avec une musique des plus acides. En sortant du village, j'ai avisé au haut d'une colline une chétive masure blanche, sur le toit de laquelle gesticulait une façon de grand insecte noir. C'était un télégraphe qui causait amicalement avec Notre-Dame-de-l'Epine (.. )"
Le Rhin ,
1842, in "Oeuvres complètes de Victor Hugo", Ed. Ollendorf, 1906.


 Le voyage se poursuit vers Les Islettes dont le télégraphe Chappe est perché sur une colline à 251 m d'altitude :
"Avant d'arriver au gros bourg de Clermont, on parcourt une admirable vallée où se rencontrent les frontières de la Marne et de la Meuse. La descente dans cette vallée est magique (...) Un vaste cirque de collines, au milieu d'un beau village presque italien, tant les toits sont plats, à droite et à gauche plusieurs autres villages sur les croupes boisées, des clochers dans la brume qui révèlent autres hameaux cachés dans les plis de la vallée comme dans une robe de velours vert, d'immenses prairies où paissent de grands troupeaux de bœufs, à travers tout cela, une jolie rivière vive qui passe joyeusement. J'ai mis une heure à traverser cette vallée. Pendant ce temps là, un télégraphe qui est au bout a figuré les trois signes que voici :

Signal

Tandis que cette machine faisait cela, les arbres bruissaient, l'eau courait, les troupeaux mugissaient et bêlaient, le soleil rayonnait en plein ciel, et moi je comparais l'homme à Dieu".
Le Rhin , 1842, in "Oeuvres complètes de Victor Hugo", Ed. Ollendorf, 1906.

En 1843, nouveau voyage - retour à l'enfance - en direction des Pyrénées cette fois-ci. A Bordeaux, il visite le caveau des momies dans la crypte de la tour de l'église Saint-Michel :
" Je venais de sortir de l'église.., je regardais le campanile qui est à côté de l'église et que surmonte un télégraphe... Je ne sais comment il me revint à l'esprit qu'en ce moment-là même, au haut de cette tour Saint-Michel, à deux cent pieds sur ma tête, au-dessus de ces spectres qui échangent dans la nuit je ne sais quelles communications mystérieuses, un télégraphe, pauvre machine de bois menée par une ficelle, s'agitait dans la nuée, et jetait l'un après l'autre à travers l'espace, dans la langue mystérieuse qu'il a lui aussi toutes ces choses imperceptibles qui demain seront dans le journal... "

Cité par A. Jamaux, " Les dessins de Victor Hugo et le télégraphe Chappe ", in Colloque de la FNARH, Bordeaux, 1985.

Comme on le voit, l'animosité de l'amateur d'art gothique envers le télégraphe s'est considérablement atténuée, à moins que les préoccupations politiques et mondaines ouvrent désormais de nouvelles perspectives au futur Pair de France ?

En 1853, Hugo, écrit " Les Châtiments ". On y trouve les vers suivants :
" L'hymen des nations s'accomplit. Passions,
Intérêts, mœurs et lois, les révolutions
Par qui le cœur humain germe et change de formes.
Paris, Londres, New-York, les continents énormes
Ont pour lien un fil qui tremble au fond des mers.
Une force inconnue, empruntée aux éclairs,
Mêle au courant des flots le courant des idées. "
" Les Châtiments ",
1853, in "Oeuvres complètes, Poésie II", (Ed. Robert Laffont, 1985), cité par Guy De Saint Denis (op. cit. auquel cet article doit beaucoup).


Désormais, Hugo voit de l'intérêt et de l'avenir dans le télégraphe. Mais il est vrai que l'homme politique est désormais proscrit, exilé à Jersey puis à Guernesey, et que le télégraphe dont il s'agit est le télégraphe Morse dont un câble sous-marin vient d'être inauguré le 31 décembre 1851 entre Calais et Douvres !


(1) Concernant l'attitude du poète envers les "Trois Glorieuses", on pourra lire le poème intitulé "Hymne" ainsi que divers commentaires historiques la concernant sur le site
"Le coin du poète".

Mis à jour : 7 août 2002

 
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